Séduction et beauté
Il était venu vers moi, me regardant droit dans les yeux. La conversation avait aussitôt débuté, sous un motif des plus anodin.
« Je m'intéresse à la beauté, avait-il prétendu, à tous ses aspects, à toutes ses manifestations, à ses incarnations en ce monde... »
Voilà comment cela avait été initié, en pleine rue, entre le vacarme des voitures et leur pollution.
« Je suis plus propice à l'introspection, aux réflexions solitaires issues de mes vagabondages, mais aujourd'hui est un jour spécial... »
Visiblement il avait un peu bu lors de cette journée spéciale... Mais qui pouvait lui en vouloir ? Il ne semblait être qu'un vil dragueur intéressé par la beauté des jambes d'une femmes brièvement croisée dans la rue, et pourtant...
« Je connais des militaires qui s'intéressent au contrôle, à l'ordre, moi je préfère de loin la beauté. D'autant plus qu'en ce monde l'ordre s'en va peu à peu... irrémédiablement. Mais pas la beauté n'est-ce pas ?
— Certes. » Que pouvais-je répondre d'autre ?
Il réfléchit un instant, un bref sourire venant illuminer ses lèvres et ses yeux.
« Non, c'est triste également, mais un monde où la beauté s'en va est à plaindre, néanmoins la beauté qui reste demeure intacte. Dans un monde sans ordre ni justice, tout ce qui reste n'a plus d'éclat, et finalement peu de raison d'être.
— Mouais, la beauté est dans l'œil de celui qui regarde... non ? Que l'on considère qu'elle soit objective ou subjective, ça ne change rien à ces faits : il faut avant tout un esprit pour l'apprécier, et elle ne se suffit pas à elle-même. »
Les seigneurs
La lumière aveuglante du soleil couchant ne l'empêchait pas de penser au néant de la nuit à venir, aussi il avait quelques réticences à sombrer à ce moment dans le sommeil, face à la vie solaire qui pouvait encore l'éblouir quelques instants.
Le ciel s'étendait à perte de vue au dessus de sa tête, les terres s'étendaient à perte de vue sous ses pieds : depuis son promontoire, le seigneur ne pouvait guère régner sur l'ensemble du monde, néanmoins sa position restait confortable, et son espace de pouvoir, certes limité, lui convenait somme toute.
Il retourna dans sa tente, pour se coucher auprès de son épouse. La nuit commençait a devenir bien fraiche, et les loups hurlaient dans le lointain. D'autres seigneurs, d'autres espaces.
Les cathédrales
Nous étions montés ensemble dans ta voiture. Qu'y avait-il de si spécial ce jour-là ? Et pourquoi être sortis ensemble, précisément après cette soirée étrange dans les sous-sol de la papeterie ? Tu conduisais le véhicule d'une main assurée, sur les routes tourmentées, et les cahots me bousculaient irrémédiablement vers toi, et bientôt ces heurs finirent par devenir des frottements. Tu entends ? Une mélopée vulgaire emplit l'habitacle de la voiture, mais curieusement, je l'accepte et me laisse couler dans la musique.
Je rêve que l'on s'arrête sur le bord de la route, mais toi, tu continues, et tu me touches la main. Tes doigts me donnent l'impression d'être grossièrement façonnés, presque trop grands par rapport à toi. Dorénavant, on est dans un éternel temps présent, le paysage alentours semble réalisé en pâte à modeler, l'air est dense et électrique. On passe dans une vallée assez étrange et on découvre deux habitations dans les montagnes, avec une apparence gothique et insectoïde. Les flèches sont recouvertes de pointes, comme la moelle épinière d'un animal extra-terrestre, d'un démon. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette vision surréelle en pierres noires nous impressionne.
En sortant de la voiture on marche dans la neige. On continue, et la route est glissante, mais on arrive à se freiner avant le précipice. En bas, il y a des cadavres sous plastique. On croit les voir bouger, et on s'accroche à une rampe en cordages pour ne pas tomber. Et puis tu t'es mise à voir des gens vivants qui dorment les uns sur les autres pour se tenir chaud. Est-ce bien ce que tu m'as proposé ? Au milieu de nulle part, entouré de corps que la vie a quitté, et d'autres qui semblent avoir bientôt la même destiné.
Nous avons froid.
Le chemin du bas
Un chien noir défend la maison : ses jappements sont comme une emprise sur le réel. Mais à ce moment un portail s'ouvre, et le regard se porte alors derrière, là où fut construite une grange dont les planches en bois maintenant assombries par le temps sont en partie recouvertes de lierre.
Le chemin continue, le long d'un mur maculé de béton qui s'effrite, ainsi que de briques mortes, laissant sur le trottoir des blocs de craie qui s'en sont détachés. C'est un peu plus loin que ce muret devient encore plus laid, avec ses graffitis étrangers où ne se trouve nulle harmonie. Face à cela j'imagine un tumulus où nos héros se reposent d'un repos troublé, et derrière eux, un alignement d'arbres sans logique.
Je passe devant la tourelle qui ne défend plus ses gueux, et je décide alors de rebrousser chemin près du lavoir, avec dans mon cœur un petit sentiment de furie et paradoxalement un peu de mollesse.
Il y aura bien un moment où ils tourneront tous le dos.
Le Phare
Il courait pour se mettre à l'abri. Tout le monde sait que les terrains de tennis ne sont pas les meilleurs endroits pour se dissimuler, mais heureusement, la porte d'entrée du phare était restée ouverte. Un dernier regard vers les courts entourés de grillages mornes rappelant les vieux films de cataclysme, et le voilà montant les escaliers, marches quatre à quatre, en direction du fanal.
Il n'avait rien vu derrière lui hormis le béton des terrains, de la boue maculant le sol, les fils de fer et les filets déchirés. Était-il toujours vraiment poursuivi ? Il commençait à en douter.
Le phare lui faisait penser à un bunker, et il ne s'y sentait bien entendu pas à son aise. C'était une souricière. S'ils revenaient, ils n'auraient aucun mal à l'attraper. N'ayant rien vu venir pour le moment, il hésitait à ressortir pour se cacher ailleurs, mais au moment où il s'était décidé à redescendre, il entendit du bruit dehors, accompagné par une lumière vive. Une sorte de capsule spatiale d'une vingtaine de mètres de long se posa sur les terrains, finissant de déchiqueter les grillages usagés.
À ce moment, comme pour finir d'évoquer l'idée de déchiquetage, une créature avec une tête atrocement fripée et torturée en sortit, les yeux emplis de malice, de perfidie et d'autorité. Ses suivants le suivirent de loin, marchant au pas de l'oie pour sortir de la capsule.
L'homme courut pour leur échapper, tandis que la créature donnait des ordres et des consignes, apparemment sans lui prêter d'attention.
Quelle était cette mystérieuse secte, cette étrange race ?
Le pays du givre
Viendras-tu demain matin, après avoir placé ton fusil en bandoulière,pour nous rejoindre vers le pays du givre ?
Chausse tes raquettes, ou tes skis, qu'importe, le chemin est long et fort peu dégagé.
Apporte avec toi du vin, du fromage, des livres, de bonnes choses qui te tiennent à cœur et à l'esprit.
Certains prétendent qu'il s'agira de notre dernier voyage. Ils ont bien entendu tort. Des expéditions telles que celle-ci, il y en aura d'autres, innombrables et variées. Mais toujours immanquablement vers le pays du givre.
Le domaine des idées
Le monde spirituel se nourrit de nos idées, de nos histoires, de notre culture. Le monde physique se pourrit à cause de nos envies, de nos contingences, de nos rancœurs.
Un général s'est associé à un politicien, et une sociologue à une professeure de morale, pour régner sur le monde réel et celui des idées. Puis quantité de leurs pairs les ont rejoint. Leurs associations, leur état dans l'État, dominent ensemble les différents aspects du monde, selon les préceptes de leur secte.
L'empire n'est plus, parce que l'empereur et les dieux ne sont plus. Qui ira les quérir dans le royaume des morts ?
Notre cœur spirituel, notre vision du monde et même le bon sens populaire sont devenus des opinions dangereusement délictueuses, pour les législateurs de ce temple maçonné avec de la boue.
Un musicien et une artiste peintre ont commencé à combattre cette hégémonie spirituelle, ce totalitarisme ontologique.
Qui se lèvera à leurs côtés, pour réinsuffler de la vie, de la valeur, à ce continent déliquescent ?
d'après le Livre de Arnjh-Gah 27:20
Ceci est une oeuvre de fiction. Toute ressemblance avec des événements réels ne serait que pur hasard ou coïncidence fortuite.
Saphir et or du ciel
Après ces averses sans fin,
Saphir et or du ciel
Sont accueillis avec grand’joie
Dans les ombres du vent. \\
Comme des âmes vacillantes sur fond d'azur noir
Elle ressortit de la galerie couverte, ouvrant machinalement son ombrelle en arrivant à l'air libre : parce que le temps était assez couvert et qu'il allait bientôt faire nuit, il était clair que ce geste signifiait qu'elle pensait à autre chose, et qu'elle n'était plus vraiment maître de ses actions et sentiments. Dans ce genre d'occasion, je me prenais secrètement à espérer que j'étais la cause de ce trouble, sans trop réellement y croire.
Ce soir-là, la laissant repartir de son côté, et mes illusions de l'autre, je retournai d'un pas tranquille vers le musée, refaisant le même chemin qu'à l'aller, dans les rues pavées de marbre gris et violet. La roche reflétait maintenant les langues de feu des lampes à pétrole, qui venaient de s'allumer au niveau du faîtage des verrières couvrant la galerie, comme des âmes vacillantes sur fond d'azur noir.
Ce musée appartenait à la société qui m'employait, une grande entreprise d'automobiles qui avait décidé de faire œuvre de mécénat dans diverses causes artistiques et culturelles, et utilisait ces grands bâtiments pour cette activité. Je voulu prendre un billet, et on s'empressa de me préciser que cela n'était pas nécessaire, que la journée allait bientôt se terminer.
La nuit recouvrait à ce moment toutes les rues, qu'elles soient comme les quelques rares à l'extérieur, ou comme la majorité sous la galerie. La chaleur douce de l'éclairage donnait une dimension surréelle à cette soirée. Une fois entré dans le musée, je n'eus plus que le dôme richement sculpté au dessus de ma tête, ce qui était toujours un étourdissement.
Je pensais que le musée serait désert à cette heure avancée. Il n'en était rien. Au début je ne vis personne. Sortant mon appareil photographique, je profitai de la lumière artificielle pour prendre de beaux clichés du dôme et de ses mille ornementations, ainsi que des murs et de leurs moulures en plâtre doré. En escaladant une sorte de grande vitrine en verre au centre de la salle principale, j'avais une vue imprenable sur l'enfilade de colonnes des couloirs ouest et est. Je commençais à prendre quelques nouvelles photos, mais le vertige me saisit et je dus descendre rapidement de cette esplanade de verre, sous peine de perdre la raison ou l'équilibre.
Une rapide vérification sur l'écran de mon appareil me confirma que plus de la moitié de mes clichés étaient un ratage total. J'hésitai vraiment à remonter sur la vitrine, de peur de briser quelque chose, de tomber, de sombrer dans un déséquilibre que je ne saurais gérer. En tout état de cause, ce n'était de toute façon plus possible : j'entendis du bruit dans les couloirs, et je commençai à voir arriver quelques personnes descendant les escaliers. Surtout des hommes, en costumes de ville, bien mis, et quelques femmes dans leurs robes bouffantes. Ils ne semblaient pas venir des ruelles, et devaient être enfermés dans le musée tout comme moi, pour une balade nocturne des plus incongrues.
Des sifflets de police retentirent, et ils dispersèrent de jeunes délinquants qui s'étaient glissés dans la foule, et dont la tenue et les bleus de travail détonnaient dans ce monde raffiné. J'essayai en vain d'en attraper, et ce faisant au bout de quelques minutes je me retrouvai aux bordures de la ville. Quelle folie d'être parti ainsi, que pouvais-je faire en fin de compte ? Je pris un portique en bois et sortis totalement de l'agglomération. J'entrai dans une sorte de manège qui me propulsa comme une fusée dans la campagne. J'eus alors de nouveau le vertige, les rues dans la forêt et leurs lumières éblouissantes me fatiguèrent rapidement, j'eus l'impression de me perdre de plus en plus dans ces embranchements similaires, et éreinté par ma journée, j'eus grand peur de finalement rentrer trop tard. Je vis d'ailleurs les affres du matin, et malgré mon effroi d'avoir perdu ma nuit, je me sentis presque rassuré de découvrir le jour.
En retournant vers les faubourgs, je tombe sur une petite taverne, où je bois un café. Au loin se distinguent des tours d'immeubles, se détachant sur le vert un peu gris de la campagne matinale. Des gens attendent leurs bus pour les ramener vers la ville.
Un visage serein
Notre barque accosta sur le rivage d'une presqu'île dont nous ignorions jusqu'au nom, et nous en sortîmes le cœur apaisé, prêt à recevoir l'enseignement qui allait nous être prodigué. Les hommes qui nous attendaient au temple décidèrent de nous baptiser chacun d'un nom simple, monosyllabique. C'est ainsi que je fus prénommé Jin, et deux de mes compagnons Naa et Liie. Je n'ai pas réussi à me souvenir des autres.
Le lendemain, avec un petit groupe de quatre ou cinq adeptes et quelques moines, nous partîmes vers la montagne centrale, qui n'était alors qu'un point imaginaire à l'horizon.
Les jeeps nous conduisirent rapidement hors du village, et je fus secrètement soulagé de quitter ces habitations précaires, en préfabriqués composés majoritairement de matières plastiques douteuses.
La montagne dont nous nous rapprochions était majestueuse, et la vallée fortement boisée, sans que cela n'en devienne oppressant. Une sorte de pré rectangulaire, entouré d'arbres sans que cela n'évoque une clairière, était notre destination, apparemment pour y subir un nouvel entraînement. Mais ce que nous y découvrîmes, nos accompagnateurs ne s'y attendaient pas. Un cadavre atrocement mutilé pourrissait dans les hautes herbes, dans un des coins de ce pré. Le corps reposant face contre terre, seul le moins couard des monosyllabes, ou des accompagnateurs, osa le retourner. Le visage, intact et visiblement japonais, ce que corroborait la présence du kimono — ou de ce qui en restait ---, était d'un incroyable beauté, d'une singulière sérénité.
Je sortis un appareil GPS, pour nous localiser précisément, tandis qu'un autre prévenait la police. Nous restions sur nos gardes : et si c'était un traquenard ?
Ce n'était pas avec mon sabre cassé en bois que je pourrais soutenir un siège...