Non, il n'y avait plus rien à faire depuis que sa folie l'avait quitté, en chapardant au passage un peu de son savoir-vivre : il était devenu un autre rustre comme on en trouve partout, errant de cafés en supermarchés, et de ponts sordides en rues ensoleillées. Le choc fut frontal : sa femme ne le reconnu plus, puis ce fut au tour de ses enfants. De toute façon ils l'avaient déjà devancé dans ce processus lent et pénible, qui ne faisait pas que des heureux.
Il balaya d'un revers de la main les cartes qui jonchaient la table, reste d'une soirée arrosée avec ses dorénavant anciens amis : un acrobate borgne prénommé Laurent, un prestidigitateur au nom inconnu, qui se présentait lui-même comme magicien, c'est à dire versé dans l'art des arcanes et non un simple illusionniste, et un homme d'affaire appelé Luis, qui était dans le négoce de peintures. Alors encore béni de tous les attributs de sa folie, il n'hésitait pas à les suivre dans la conception de tours vraiment pendables dirigés contre les « sains d'esprit » (prononcé avec une petit nuance de mépris dans la voix).
Leur dernier tour avait mal tourné : montés sur le toit d'une petite camionnette, ses amis avaient décidés de lancer sur les passants des nouilles chaudes à pleines louchées, sorties d'un chaudron embarqué pour l'occasion, tandis qu'il conduisait à pleine vitesse sur les grands boulevards de la ville. Ayant freiné trop fort, Luis était tombé au sol, et avait été écrasé par le chaudron, tandis que Laurent, se précipitant à la rescousse, avait glissé sur une nouille collante, se fracassant le crâne sur le bord en fonte du récipient. Le prestidigitateur avait disparu suite à ces problèmes, le laissant seul face à ses responsabilités.