Blog / Tombé de fatigue

En recevant la coupe destinée à me récompenser de mes bons services, j'étais très loin de me douter de toutes les implications qui y étaient liées. Le breuvage qu'il contenait, bien que m'étant familier, s'était révélé hautement soporifique, et j'avais dû lutter toute la matinée pour ne pas tomber de fatigue.

C'est en arrivant au travail que j'ai senti que quelque chose n'allait vraiment pas. Je voyais Jacques jouer de l'orgue positif, assis en haut d'une chaire, et François accroché comme un singe à un mât de cocagne, disposé près de l'entrée des bureaux.

Mais je défiais toujours héroïquement la fatigue, qui minait mon libre-arbitre et ma volonté : je me sentais hélas inexorablement partir dans des divagations arbitraires et des sentiments bariolés envers un monde qui m'entourait, mais que je ne comprenais décidément plus. C'est lorsque la neige commença à tomber que j'entendis enfin les notes de l'orgue : elles m'enveloppèrent comme le feraient les flocons, multitude cotonneuse et enivrante, et pourtant le froid n'arriva pas à me réveiller, malgré ses assauts répétés : en vérité je ne le sentais absolument pas.

Solange me salua avec un rictus de hyène : elle non plus n'était pas affectée par l'hiver. En me retournant sur son passage, l'évidence me frappa de plein fouet : c'était sa nudité qui lui avait donné ce petit air de je ne sais quoi d'improbable. Il fallait à tout pris me réveiller : il paraît que certains étaient déjà passés de l'autre côté en luttant tant et plus, au-delà de leurs forces.

C'est Émilie qui la première me proposa un verre de kéfir : elle était habillée en tenue polaire, avec un pantalon de cuir beige et une fourrure fauve pour protéger ses frêles épaules. Elle me proposa sa chapka, mais je lui criais, dans le blizzard montant, que je n'avais plus froid. Je bus à sa gourde, et oubliai ensuite tout ce qui s'est passé : j'étais vraiment tombé de fatigue.