Blog / Le précipice

Il n'aurait jamais cru pouvoir passer ce gouffre. Un matin, il s'était senti si las que la vie lui parut perdre toute consistance. Il s'était levé de son lit, l'angoisse lui pesant sur toute la conscience, et s'était précipité dans la rue, après avoir bu un bref petit déjeuner. L'amertume du café lui était restée dans la gorge, longtemps après avoir franchi le précipice qui le séparait de sa plénitude intérieure.

Une voiture le frôla, et klaxonna sans le tirer de ses rêves. Le fond de cet abîme lui semblait pour le moment bien loin, mais l'univers entier pivota maintenant pour le laisser glisser vers son destin : il comprit aussitôt que le précipice n'avait pas de fin, et il y fut aspiré sans pouvoir se raccrocher aux parois lisses, ses mains bientôt ensanglantées, ses ongles grattant la roche granitique.

À force de tâtonnement, il trouva la porte d'un bar, l'ouvrit et s'attabla lourdement, toujours perdu dans ses pensées moroses. Les autres clients ne faisaient pas attention à lui, ils discutaient bruyamment, l'âme et la volonté entièrement absorbées par les sons de leurs voix.

C'est à ce moment-là que son épouse entra dans la pièce, accompagnée d'un infirmier et désolée par la vision de ce regard qui semblait avoir vécu plusieurs guerres, l'esprit bouleversé par le vertige du précipice.